the amazing keystone big band - pierre et le loup ...et le jazz
Dans le cadre du Printemps des Arts de Monte-Carlo Salle Garnier
Sergueï Prokofiev Pierre et le Loup… et le Jazz !
The Amazing Keystone Big Band Sébastien Denigues, comédien
Du classique au jazz : Pierre et le loup revisité Avec La Boîte à joujoux (1913)de Claude Debussy, L’Histoire de Babar (1945) de Francis Poulenc, ou encore Piccolo, Saxo et compagnie (1956)d’André Popp, Pierre et le Loup (1936) fait partie des chefs-d’œuvre du conte musical pédagogique. Sergueï Prokofiev en reçoit la commande du Théâtre central des enfants de Moscou, où il avait l’habitude d’emmener son fils. Pierre et le Loup étant destiné à une institution étatique, à une époque où commençaient les Grandes Purges de Joseph Staline, le compositeur veille à respecter les thèmes de la propagande soviétique à destination des enfants.
Il fait donc de Pierre un Jeune Pionnier, en référence à l’organisation de jeunesse qui, de 1922 à 1991, tint lieu d’équivalent soviétique du scoutisme. Pierre échappe à la garde de son grand‑père et part chasser un loup, avec ses amis l’Oiseau, le Canard et le Chat. Le face-à-face avec le Loup menace de tourner au vinaigre. Un groupe de chasseurs part à la rescousse du jeune Pierre, mais lorsqu’ils le retrouvent, celui-ci a réussi à capturer le Loup. Pierre incarne donc les valeurs des Jeunes Pionniers (esprit d’initiative, bravoure et ingéniosité), tout en illustrant un autre poncif de la propagande soviétique : le triomphe de l’Homme sur la Nature (le Loup).
Toutefois, Pierre et le Loup ne peut se réduire à une œuvre de propagande. Les valeurs éducatives mises en avant par Prokofiev sont en effet partagées bien au‑delà de l’ex-Union soviétique, hier comme aujourd’hui. D’autre part, la musique de Prokofiev, ainsi que les mélodies associées à chacun des personnages ont largement contribué à la faire aimer par les oreilles les plus antibolchéviques.De fait,Pierre et le Loup compte parmi des œuvres classiques les plus jouées dans le monde. Enregistré à plus de 40 reprises, le conte musical de Prokofiev a également fait l’objet de nombreux livres illustrés et de dessins animés, à commencer par celui de Walt Disney, diffusé en 1946, l’année même où fut théorisée la notion de « Guerre Froide ».
Commandé en 2012 par le festival Jazz à Vienne, l’arrangement de l’Amazing Keystone Big Band a ceci de singulier et de remarquable qu’il propose une véritable « traduction en jazz » de Pierre et le Loup, tout en en préservant la dimension pédagogique. Le Pierre et le Loup de Prokofiev présente de manière ludique les instruments de l’orchestre symphonique ; cette version jazz est quant à elle une véritable introduction au big band. Le thème de Pierre passe des cordes de l’orchestre symphonique aux instruments à cordes de la section rythmique du big band (piano, guitare, contrebasse) ; celui de l’Oiseau, de la flûte au tandem flûte traversière‑trompette en sourdine ; celui du Canard, du hautbois au saxophone soprano ; celui du Chat, de la clarinette au saxophone ténor ; celui du Grand‑Père, du basson au saxophone baryton ; celui du Loup des cors au tuba et aux trombones ; et celui des Chasseurs des timbales à la batterie.
À cette adaptation instrumentale s’ajoute une transposition stylistique, également fidèle à la dimension pédagogique de Pierre et le Loup.En plus de présenter les instruments du big band, l’arrangement du conte permet de retracer les principales évolutions qui ont ponctué l’histoire du jazz. Le thème de Pierre sortant du jardin nous transporte à ses débuts, dans les années 1920, lorsque prédominait le style New Orleans et le jazz manouche. Le thème de l’Oiseau emprunte à la légèreté malicieuse du swing des années 1930. Celui du Canard, en forme de valse lente, évoque l’univers élégiaque et féérique développé par le pianiste Bill Evans dans les années 1950. Le Grand-Père ronchonne, quant à lui, dans un style marqué par le rythme shuffle délicieusement traînant du Rhythm and Blues des années 1950. La fureur et la folie du Loup sont représentatives d’une double évolution du jazz au début des années 1960, marquée par l’emprunt à des rythmiques rock, et par les improvisations dissonantes du free jazz. Le Chat nous transporte dans la décennie suivante, avec ses rythmes funky qu’Herbie Hancock fut l’un des premiers à importer dans le jazz. Quant au blues dégingandé des Chasseurs, il rappelle l’univers volontiers burlesque de deux autres grandes figures de cette musique : Thelonious Monk et Charles Mingus.
Tout en prolongeant une tradition centenaire consistant à « jazzer » des œuvres classiques (Grand Fantasia from Wagneriana de Paul Whiteman, 1928 ; Nutcracker Suite de Duke Ellington, 1960 ; ou encore All That Strauss du Vienna Art Orchestra, 2007), l’adaptation de Pierre et le Loup réalisée par l’Amazing Keystone Big Band nousenseigne que le jazz a accompli un virage postmoderne. Tout en demeurant une musique de création, il est aussi devenu une musique de répertoire. En plus de réjouir nos oreilles, Pierre et le Loup nous prodigue une dernière leçon : une œuvre d’art ne peut être réduite à la culture et à l’époque qui l’ont vu naître. Aussi marqué soit-il par le soviétisme des années 1930, le conte de Prokofiev a traversé les époques, les frontières géographiques et les barrières stylistiques.
Martin Guerpin
Photo The Amazing Keystone Big Band ©Maxime de Bollivier

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